Les enjeux des programmes d’égalité des chances dans le milieu scolaire

Les enjeux des programmes d’égalité des chances dans le milieu scolaire

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Rencontre avec Olivier Philippe, Directeur de l’Innovation Sociale à Sciences Po Toulouse, et Kevin Chambon du programme DISPO.

180 000 élèves bénéficiaires des programmes d’égalité des chances d’ici 2022, c’est l’objectif du gouvernement français. Le plan de relance face à la crise de la Covid-19 accorde une place importante aux jeunes. Parmi les mesures, on retrouve la volonté d’augmenter de 100 000 le nombre de collégiens et lycéens bénéficiaires de ce type de politiques.

Le Plan de Relance français permettra à 100 000 jeunes de bénéficier de programmes d'

Les acteurs centraux de ces politiques de compensation sont les cordées de la réussite. Ce dispositif a été créé en 2008, notamment suite aux émeutes ayant eu lieu dans les quartiers populaires en 2005. Il est principalement financé par les ministères de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales (par le biais du CGET), de la ville et de l’Enseignement supérieur. L’objectif visé est de démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur, en particulier les “filières d’excellence”, à savoir les filières sélectives. Cela par la mise en lien entre les établissements du supérieur et ceux du secondaire, jusque-là déconnectés. Or, avec les cordées de la réussite, il s’agit de faire travailler ensemble ces deux types d’établissements dans le but de favoriser l’accès des collégiens et lycéens de milieux défavorisés aux études supérieures. Ainsi, plusieurs universités, écoles, mais aussi lycées disposant de classes préparatoires ou de BTS, sont aujourd’hui “tête de cordée”. Cela signifie qu’ils interviennent dans des collèges et lycées de leur territoire, notamment par le biais de leurs étudiants tuteurs.  

Avec le plan de relance et la circulaire de rentrée du ministère de l’Education nationale, les objectifs évoluent. Au-delà de l’augmentation du nombre de bénéficiaires, certains publics cibles gagnent en importance. Aux quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) et réseaux d’éducation prioritaire (REP et REP +) s’ajoutent les zones rurales isolées ou zones de montagne isolées et les lycées professionnels. De plus, les cordées de la réussite et les parcours d’excellence fusionnent. Ces derniers avaient été créés en 2016 pour compléter les cordées. Cela permettra de cibler des élèves post-bacs ainsi que davantage de personnes en situation de handicap. 

« Il y a une volonté politique renouvelée et affirmée que l’on peut voir à travers les moyens supplémentaires mis en œuvre par le gouvernement.”

Rentrons dans le concret pour mieux comprendre ce qui se cache derrière une cordée de la réussite. Parti Civil est allé à la rencontre des acteurs de la tête de cordée Sciences Po Toulouse, intervenant dans une trentaine de collèges et lycées de la région Occitanie. Le programme DISPO, ce sont 147 étudiants bénévoles de l’IEP de Toulouse en 2020, se déplaçant 3 à 4 fois sur l’année en binôme au sein d’une classe. Ils interviennent du niveau Troisième au niveau Terminale afin d’accompagner les élèves dans leur projet d’orientation et dans l’acquisition de la méthodologie nécessaire aux études supérieures, cela ponctué d’événements et de sorties culturelles et sportives.  

Olivier Philippe, Directeur de l’Innovation Sociale à Sciences Po Toulouse et Responsable du programme DISPO, et Kevin Chambon, Chargé de mission égalité des chances, nous ont parlé de la conception du dispositif, de ses enjeux, et ont partagé avec nous leur vision de l’égalité des chances. 

A travers leur récit, on comprend l’importance donnée à la co-construction : rectorat, équipes enseignantes, chefs d’établissements, chercheurs, doivent collaborer pour répondre à la diversité des besoins des élèves et mieux comprendre les spécificités locales. Cela permet de créer une connexion entre le secondaire et le supérieur. Olivier Philippe explique : “Nous avons travaillé en collaboration et en co-construction avec les acteurs de l’éducation. Nous avions fait un diagnostic de la situation sur l’académie qui est très particulière avec une métropole importante, un territoire vaste mais sous-peuplé, beaucoup de zones rurales, très peu de villes moyennes. Donc dès le départ nous avions intégré la dimension territoriale. Nous avons essayé de penser les choses pour pouvoir se déployer sur tout le territoire de l’académie.” 

Cette dimension territoriale, justement, se retrouve dans les objectifs des cordées de la réussite à travers l’enjeu de l’accès à la culture. Au-delà de la nécessité de cibler les zones rurales, la dimension territoriale renvoie également à la question de la mobilité des élèves.  Penser l’accès à la culture, c’est aussi penser l’accès à la mobilité.

“On n’imagine pas le nombre d’élèves de Carmaux qui sont allés à Albi pour la première fois avec DISPO, une ville à 30 km de chez eux.”

Les inégalités économiques doivent être pensées en lien avec les inégalités socio-culturelles. De fait, les ressources économiques d’un foyer conditionnent leurs types de consommations et pratiques. Les comportements et usages des classes précaires sont souvent considérés comme étant moins légitimes que ceux des foyers favorisés. On peut ici penser à la notion de “culture légitime” avancée par le sociologue Pierre Bourdieu pour montrer ces rapports de force. Or, un ménage aux ressources économiques et sociales faibles aura davantage de difficultés à dépenser et à se déplacer pour aller voir du théâtre, un spectacle de danse, de l’opéra, etc. Les cordées de la réussite sont aussi pensées pour favoriser l’accès à la culture des élèves.

Pour Kevin Chambon, “Cela permet de développer un esprit critique, de véhiculer un avis ou du moins une représentation sur un sujet d’actualité, une vision du monde aussi”. Difficile alors de remettre en cause les pratiques considérées comme “légitimes”, mais au moins, cela permet de donner les clés aux élèves : “Cela fait partie de ce qui construit l’ajustement à l’institution scolaire, il ne faut pas se faire d’illusion”. D’un autre côté, il ne faut pas non plus tomber dans le piège des stéréotypes : 

“Dès le départ, on n’était pas dans l’idée d’un accès à la culture en jouant sur les stéréotypes associés aux quartiers populaires. Ce n’est pas parce que je viens du quartier Grand Mirail qu’on doit me proposer un spectacle de hip-hop. Dans les quartiers populaires, de fait c’est une musique qui est connue, qui est partagée par les jeunes. Leur montrer un spectacle de hip-hop c’est très bien, mais ils connaissent déjà. Il s’agit plutôt de les amener à se confronter à des choses qu’ils ne connaissent pas et qui vont les déstabiliser. Puis il s’agit de voir comment cette déstabilisation peut ouvrir à des horizons, des réflexions, des idées, des envies”, Olivier Philippe 

Se confronter à de nouvelles pratiques culturelles, mais aussi se confronter à de nouveaux lieux. A travers les sorties culturelles, les élèves découvrent de nouveaux territoires. L’accès à la mobilité ne doit pas être oublié dans les politiques d’égalité des chances. De fait, un lycéen de zone rurale n’ayant jamais connu la métropole de son territoire osera probablement moins s’y aventurer pour poursuivre ses études. La projection dans les études supérieures passe aussi par la projection dans l’espace.  

Toutefois, les élèves des quartiers prioritaires de la politique de la ville et des zones rurales ne sont pas les seuls ciblés par ces politiques. Les inégalités liées au genre et au handicap sont aussi questionnées, mais comment alors ne pas renforcer les discriminations en différenciant ce type de public ? 

“Il y a des biais inconscients de recrutement.”

La socialisation des jeunes filles a des effets sur leur implication scolaire. En effet, la sociologie du genre a pu montrer le comportement relativement plus discipliné des filles à l’école et une appétence plus prononcée pour les filières générales de par leur socialisation genrée. La conséquence de cela est un déséquilibre au sein des cordées qui sont très féminisées.  

Quant au handicap, c’est un objectif qui, au fil du temps, a pris de l’ampleur. Comme pour la parité, DISPO n’impose pas de quotas aux établissements, ce qui ne serait pas cohérent au vu de la diversité des établissements. Les responsables du programme essaient de sensibiliser les enseignants qui identifient les élèves potentiellement bénéficiaires et qui ne se posent pas toujours ce type de question. Néanmoins, plusieurs obstacles empêchent de trouver une solution optimale : tous les handicaps ne sont pas visibles et tout dépend de ce que l’on met derrière la notion de handicap. 

“Ce qu’il y a de compliqué avec les élèves en situation de handicap c’est la définition que l’on donne du handicap. C’est là où on est piégé un peu par la manière dont on a considéré le handicap dans notre pays. Les personnes en situation de handicap ont un statut accrédité par les Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), mais il y a plein de personnes qui n’ont pas envie d’être inscrites à une MDPH ou qui estiment que leur différence n’est pas un motif entre guillemets d’attention particulière. Également, il y a la question de ce qu’on appelle les parcours individualisés des élèves qui concernent essentiellement des handicaps de type cognitif ou psychique (dyslexie, dyspraxie…), sachant que ces formes de handicap sont extrêmement variables et variées, notamment quant à leur intensité. Il y en a certaines qui sont très sévères et peuvent être vraiment des obstacles par rapport au suivi des études”, Olivier Philippe

“Parfois, sous prétexte d’universaliser un droit, on crée ou on renforce des inégalités.”

Le seul quota imposé par DISPO est le minimum de 75 % de boursiers. Seulement, les élèves peuvent se questionner parfois sur la raison pour laquelle ce dispositif leur est proposé. Cette forme de stigmatisation, qui peut nous interroger également par rapport aux distinctions liées au handicap, révèle toute l’ambivalence des politiques de compensation.  

“Le problème c’est qu’il faut essayer d’objectiver les critères et les publics, pour plusieurs raisons. D’abord, comme c’est une politique d’égalité des chances, ça veut dire que c’est une politique qui s’adresse à des publics spécifiques donc il faut pouvoir les spécifier. […] Je dirais que s’il n’y a pas des formes de spécifications qui sont effectuées, ça revient à dire qu’il n’y a pas de raison de mettre en place des politiques spécifiques pour ces publics-là. Cela consiste à dire que les inégalités socio-économiques sont complètement neutres et que ça n’aurait aucun impact dans la scolarité, dans les ambitions et la réussite des élèves.”

Olivier Philippe dévoile ici la complexité des politiques d’égalité des chances. Pas de solution miracle, a priori. Mais selon lui, il faut tout de même agir, sinon nous risquons de nier les inégalités sociales.

“Ce qui est renvoyé comme argument c’est : ‘Ce que vous faîtes c’est super chouette, pourquoi on ne le ferait pas pour tout le monde ?’. Justement, si ce n’est pas pour tout le monde, c’est bien pour essayer de rééquilibrer un peu les choses. A priori ils en ont besoin, donc si on essaie d’agir sur les inégalités, on ne va pas donner la même chose à tout le monde pour réduire les inégalités. […] Parfois, sous prétexte d’universaliser un droit, ce qui est une bonne chose, en fait on crée ou on renforce des inégalités. C’est ça qui est paradoxal. Ce que l’on propose est efficace, donc pourquoi ne pas le généraliser à tout le monde ? Eh bien parce que ce n’est pas l’objectif !”

Par ailleurs, n’oublions pas dans ces questionnements la capacité de penser et d’agir des élèves en question. Ceux-ci ne sont pas dupes et comprennent bien les enjeux. Libre à eux alors de choisir ou non de rejoindre un dispositif d’égalité des chances. Pour Kevin Chambon, chargé de mission égalité des chances, la situation sociale est “une conscience qui te suit à vie”. Il ne s’agit ni d’un côté de stigmatiser ces élèves, ni pour autant de faire comme si ces derniers n’étaient pas conscients de leur condition sociale et n’avaient aucune marge de manœuvre. 

“On leur donne des moyens supplémentaires.”

Universaliser un droit passe-t-il alors par des différenciations selon le public ? Face à des inégalités qui sont structurelles, ce sont finalement des politiques d’équité qui sont pensées. Pour atteindre l’égalité entre toutes et tous, il faut avant tout que la répartition des ressources – dans notre cas, scolaires, économiques, sociales (réseaux), culturelles – soit équitable. La disposition des ressources est une première chose, la deuxième étape est alors d’y avoir accès, c’est-à-dire d’avoir la capacité de s’en emparer. Kevin Chambon explique :

“Cela dépend de la définition qu’on se fait de l’égalité. Soit on donne les mêmes droits à tout le monde en partant du postulat que tout le monde peut s’emparer d’un même objet, soit on porte une attention particulière à ceux qui ont du mal à s’en emparer et on leur donne des moyens supplémentaires d’accéder à quelque chose auquel d’autres ont accès par leur environnement, par leur foyer.

Pourquoi les milieux favorisés sont surreprésentés dans l'enseignement supérieur ? Car ils ont accès à l'information, la culture et la mobilité, qu'ils ne s'autocensurent pas en candidatant à ces formations. L'accès à l'enseignement supérieur ne dépend pas que des compétences scolaires.

Olivier Philippe illustre la question à travers l’exemple de Polytechnique :

“Tu peux t’inscrire à Polytechnique, à compétences scolaires égales, mais ça ne suffira pas. Personne ne t’empêche de t’inscrire à Polytechnique. Est-ce qu’on considère que c’est l’intelligence naturelle, le don ? Le problème c’est que quand on regarde combien il y a d’enfants d’ouvriers à Polytechnique, il n’y en a pas beaucoup. […] Déjà il y a la possibilité même de pouvoir s’envisager s’inscrire à Polytechnique tout simplement. Il y a des effets de censure énormes sur les élèves, voire de connaissances, c’est-à-dire d’avoir l’information. Et même quand tu connais Polytechnique, tu te dis ‘ah dis-donc il a fait Polytechnique !’. Quand tu es un élève de milieu populaire, ce n’est pas si facile de se projeter dans Polytechnique, alors qu’évidemment si tu es fils de polytechnicien, tu n’as aucun souci pour te projeter dans cette école. D’ailleurs c’est ce qu’il se passe quand on regarde l’endogamie [le fait de choisir son conjoint ou sa conjointe au sein de son milieu social] de Polytechnique et de l’Ecole normale supérieure. Il y a quand même un problème lorsque ce ne sont plus que les ‘fils de’ qui se retrouvent dans ces écoles.”

“L’égalité des chances c’est l’ouverture, au sens large : que ce soit ouvrir les autres, les sensibiliser à ce type de public, ou ouvrir le jeune sur le monde qui l’entoure, sur les études supérieures.”

S’il devait choisir un mot pour définir l’objectif des politiques d’égalité des chances, Kevin Chambon opterait pour “ouverture”. Tant par la co-construction de ces programmes que par l’inclusion de profils divers, on comprend mieux les enjeux actuels des cordées de la réussite. Partager, collaborer, ouvrir aux autres et s’ouvrir aux autres, ouvrir le monde et s’ouvrir au monde. 

Avec la crise sanitaire, difficile de poursuivre ces objectifs : “Lors de nos événements, l’idée est de confronter ces élèves à un lieu prestigieux, devant un public, avec tout ce que ça implique comme mobilisation de compétences, de gestion de son propre stress, de prise de confiance en soi, de capacité à s’exprimer en public. Avec la Covid-19, on le perd en partie. Et ce qui est très important, c’est qu’il ne faut pas négliger les effets collatéraux de cette crise sanitaire en termes de conséquences économiques, sociales ou même psychologiques”, nous fait part Olivier Philippe . Et d’ajouter : “On a encore plus le devoir de ne pas arrêter.” Un message d’encouragement que l’on espère voir maintenu dans les mois à venir.

Portrait de Marion Crepin, responsable Etudes et Publications chez Parti Civil.

PAR MARION CREPIN


Membre de Parti Civil. Mais aussi, Bénévole en communication chez each One (ex-Wintegreat). Inclusion des personnes réfugiées et en demande d’asile • Egalité des chances

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