Transition écologique et justice sociale, quel est le lien ?

Deux gilets jaunes lors des manifestations en France pour réclamer des mesures sur la justice sociale et la transition écologique.

Parti Pris, c’est un espace libre. Chaque article est une prise de position de la personne qui le rédige, qu’elle soit membre de Parti Civil ou invitée.

En septembre 2019, Ursula von der Leyen, la nouvelle Présidente de la Commission européenne, publiait ses political guidelines, censées diriger son action pendant les 5 prochaines années. Parmi celles-ci, la nécessité d’effectuer une “transition juste”, une transition écologique qui concilie impératifs écologiques et justice sociale. “Je crois que ce qui est bon pour notre planète doit être bon pour nos populations, nos régions et notre économie. Nous assurerons une transition juste pour tous”, affirmait-elle alors. Force est de constater, cependant, que les doutes des citoyens ne portent pas tant sur le caractère souhaitable de la “transition juste” mais bien davantage sur sa faisabilité. Transition écologique et justice sociale : antagonisme indépassable ou conciliation indispensable pour garantir l’acceptabilité sociale d’une transition inéluctable ? 

La transition écologique est une nécessaire évolution de notre modèle économique et social vers un nouveau modèle, un modèle de société qui renouvelle nos façons de consommer, de travailler, de produire, et de vivre ensemble pour répondre aux grands enjeux environnementaux contemporains. Ces défis, ce sont ceux du changement climatique, de l’accroissement de la pression mise sur les ressources, de la perte accélérée de la biodiversité et de la multiplication des risques sanitaires environnementaux.

La justice sociale est, selon l’ONU, fondée sur l’égalité des droits pour tous les peuples et la possibilité pour tous les êtres humains sans discrimination de bénéficier du progrès économique et social partout dans le monde. Cette notion implique la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée afin de promouvoir l’égalité des chances.


La transition écologique interroge nos équilibres sociaux

Parce qu’elle requiert le concours de tous les acteurs de la société et de tous les secteurs de l’économie, la transition écologique interroge nos équilibres sociaux et économiques et ce faisant ne doit pas contrevenir à la justice sociale. À l’inverse, ce changement de modèle doit s’inscrire dans une réflexion plus large sur les inégalités.

Or, il faut bien convenir que si la transition écologique conduit à limiter les effets des dérèglements climatiques, elle renforce trois types d’inégalités :

La transition écologique renforce les inégalités : les inégalités socio-économiques, les inégalités générationnelles et les inégalités sectorielles.
  • Socio-économiques : la transition écologique affecte davantage les classes populaires, qui disposent souvent d’une plus faible capacité d’adaptation. On peut citer à ce titre le cas des États-Unis. Depuis 30 ans, les fermetures de mines aux États-Unis ont contraint de nombreux Américains à perdre leur emploi à cause de politiques écologiques oubliant tout impératif d’accompagnement et de réinsertion.
  • Générationnelles : bien que les bouleversements écologiques concernent l’avenir des nouvelles générations, la transition touche à court terme principalement les générations déjà bien ancrées sur le marché du travail, pour qui les alternatives professionnelles ainsi que les possibilités de reconversion sont limitées. 
  • Sectorielles : la transition écologique affecte nécessairement les secteurs les plus polluants en premier lieu. Derrière ces industries se trouvent des emplois, qui se trouveront menacés par celle-ci. Ce mécanisme est à l’œuvre actuellement en Pologne, où la transition vers une énergie verte menace les emplois miniers historiques. Plus récemment, le gouvernement français a été amené à réautoriser jusqu’en 2023 certains néonicotinoïdes, ces “pesticides tueurs d’abeilles”, dans le but de prévenir les cas de jaunisse qui affectent excessivement les plantations de betteraves en France. La question qui s’est posée est bien celle du choix entre la transition rapide vers une agriculture durable ou la préservation, dans le court terme, d’un secteur agricole employant plusieurs dizaines de milliers d’emplois.

La transition écologique concourt à la lutte contre les inégalités

Cependant, parce que la transition écologique conduit à limiter les effets des dérèglements climatiques, elle conduit également à lutter contre les trois types d’inégalités qui découlent des effets du dérèglement climatique :

Les facteurs d'inégalités face au changement climatique sont le lieu d'habitation, le métier ou le secteur d'activité et les revenus.
  • Géographiques : les conséquences des bouleversements environnementaux ont davantage d’effets sur certaines zones géographiques. Le Vietnam est par exemple l’un des pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique (source : AFD). À terme, ces conséquences aux effets disparates en fonction des régions pousseront des millions de personnes sur les routes de l’exil. Plus précisément, d’après un rapport de la Banque Mondiale paru en 2018, le changement climatique transformera près de 140 millions de personnes en réfugiés climatiques, cherchant à fuir les pénuries d’eau, les mauvaises récoltes et la montée du niveau des mers, majoritairement dans les pays en développement.
  • Sectorielles : le dérèglement climatique bouleverse certains secteurs d’activité plus que d’autres. Le secteur primaire (agriculture, pêche, etc.) est bien plus touché que le secteur tertiaire. Par exemple, la récolte de blé 2020 semble être la deuxième plus faible en quinze ans, après 2016 et avant 2018, et ce directement à cause des trop fortes pluies de l’automne et de la sécheresse printanière et estivale en cours. Et à la clé : des revenus toujours plus faibles pour les agriculteurs.

L’évolution de la production de blé tendre
en France de 2010 à 2021

Evolution de la production de blé tendre en France de 2010 à 2021
En millions de tonnes. Source : Jean-Marc Jancovici
  • Sociales : le changement climatique et ses conséquences diverses touchent davantage les personnes les plus pauvres, du fait de leur plus faible capacité de protection. Il conduit alors fréquemment à un renforcement des inégalités existantes, comme l’a démontré, dans le cas des Etats-Unis, une étude de 2017. C’est aussi le cas de la pollution. Ainsi, selon un rapport de l’Agence Européenne pour l’Environnement paru en février 2019, les Européens les plus pauvres sont aussi les plus exposés à la pollution.

Adhérer à une visions réaliste et écologiste

S’il est faux de penser que transition écologique et justice sociale s’opposent, il est également faux de penser que ces deux dynamiques vont nécessairement ensemble, que la transition est par définition solidaire. Tant que nous continuerons à faire l’erreur d’opposer les deux, mais aussi d’oublier que la combinaison des deux ne va pas de soi, nous continuerons à donner raison aux populistes ou aux électeurs climatosceptiques.

Nous devons accepter que la transition écologique aille de pair avec des suppressions d’emploi. Il ne faut pas le nier. Mais celle-ci peut (et doit) s’inscrire dans un processus de destruction créatrice. Ces disparitions d’emplois doivent s’accompagner de créations d’emplois plus qualifiés et plus durables. C’est par cela que nous mettrons en musique transition écologique et justice sociale. D’ailleurs, ce mécanisme est déjà à l’œuvre. La transition écologique crée des emplois, davantage que les industries fossiles. “Les industries extractives sont surtout intensives en capital, pas en travail”, remarque Celia Gautier, du Réseau action climat (RAC) France – et ce, bien davantage que les industries vertes. Ainsi, selon une étude de l’Université du Massachusetts, investir 1 million d’euros permettrait de créer 5 emplois dans le charbon, mais 14 dans les renouvelables et 19 dans l’efficacité énergétique.

La relance économique post-COVID est d’ailleurs une formidable occasion de soutenir la création d’emplois décarbonés. Une analyse de EY pour WWF Australie parue en juin 2020 a soulignée que les programmes de stimulation économique soutenant l’énergie propre comme moyen de sortir de la récession créeraient, là encore, près de trois fois plus d’emplois pour chaque dollar dépensé que pour le développement de combustibles fossiles.

Vers une nécessaire transition juste

Soutenir les créations d’emplois verts, la réduction de la pauvreté, l’égalité et l’accès de tous à un mode de vie décent, et donc in fine soutenir la justice sociale, c’est tout l’objectif de la “transition juste” (ou just transition, en anglais). De plus en plus présente dans le débat public, elle correspond à l’ensemble des interventions sociales nécessaires pour garantir les droits et les moyens de subsistance des travailleurs lorsque les économies se tournent vers une production durable. C’est le dessein (encore hésitant) affiché par le Just Transition Fund porté par la Commission Européenne de Ursula von der Leyen, visant à soutenir les régions et secteurs impactés par la transition en Europe.

Les deux objectifs de la transition juste sont de soutenir les régions, industries et secteurs particulièrement touché ; de protéger les populations les plus affectées par les boulversements écologiques.

Cette transition juste, nous le pensons, doit répondre à deux objectifs :

  • Soutenir les régions, les industries et les secteurs particulièrement touchés par la transition : la transition doit soutenir leur décarbonation et/ou, lorsque celle-ci est incompatible (e.g. les mines à charbon) doit permettre leur mise à l’arrêt en favorisant l’accompagnement des employés à la hauteur des besoins et leur réorientation rapide et durable. Pour cela, la transition juste doit non seulement soutenir des politiques de formation et de réinsertions ambitieuses mais aussi soutenir les filières durables qui créent des emplois capables de remplacer ces emplois perdus, à commencer par la rénovation énergétique des bâtiments, les transports durables et l’énergie décarbonée mais aussi la relocalisation de certaines industries (e.g. la production des batteries). Une transition vers les énergies propres pourrait entraîner un gain net d’environ 11,6 millions d’emplois d’ici 2050 par rapport à un scénario de statu quo, dont l’Organisation Internationale du Travail estime que 2 millions pourraient être générés dans l’UE.1 Ces emplois sont d’ailleurs non seulement durables mais également plus résilients face aux aléas climatiques ou naturels. Le cas de la betterave évoqué plus haut en est l’exemple. Alors que les cultures intensives de betteraves sont particulièrement affectées par la jaunisse, il semblerait que la betterave cultivée selon le cahier des charges de l’Agriculture Biologique soit peu ou pas touchée par cette maladie virale, comme le rapportait le journal Le Monde.
  • Protéger les populations les plus affectées par les bouleversements écologiques : si l’objectif est bien entendu de lutter contre ceux-ci pour se prémunir d’impacts désastreux, ces bouleversements sont déjà en train de se produire et nous imposent de penser notre adaptation à ceux-ci. Il est donc primordial de ne pas abandonner les secteurs, régions et populations particulièrement affectés. Si nous décidons d’y répondre, les conséquences sanitaires, sociales, économiques et écologiques seront aussitôt visibles. Le passage à une économie à émissions nettes zéro pourrait d’ailleurs sauver des milliers de vies chaque année en Europe, à commencer par les populations pauvres très exposées. En 2013, seules 280 centrales électriques au charbon en activité dans l’UE étaient responsables d’environ 22 900 décès prématurés (contre 26 000 décès dans des accidents de la route dans l’UE la même année).2 La transition juste protège les populations affectées par les pollutions humaines ou, dans d’autres circonstances (e.g. l’agriculture), par le réchauffement climatique, et elle favorise le passage à une économie décarbonée créatrice d’emploi.

Rich Trumka, président de la Fédération américaine du travail et du Congrès des organisations industrielles (AFL-CIO) et ancien Président du principal syndicat des mineurs, estime qu’une “transition juste n’est qu’une invitation à des funérailles fantaisistes”. Nous ne partageons pas cette perspective morbide. Nous ne nous résoudrons pas à un désastre écologique, social et économique. La transition juste est notre seul espoir pour allier transition écologique et justice sociale et permettre le passage à une économie zéro-carbone, créatrice d’emploi. 

PAR THÉODORE TALLENT


Pôle Affaires Publiques chez Parti Civil. Mais aussi, étudiant en politiques environnementales à l’université de Cambridge. Biodiversité • Transition juste• Affaires européennes • Solutions fondées sur la nature

Notes et sources

1. IRENA (2018). ‘Global energy Transition – A Roadmap to 2050’
2. CAN Europe, HEAL, WWF European Policy Office, Sandbag (2016). ‘Europe’s Dark Cloud – How coal-burning countries are making their neighbours sick’

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